Que faire de l'enfant que j'ai été ?

Mon père était quelqu'un de très problématique. D'un côté, il essayait d'être un bon père. De l'autre, il arrivait souvent à faire une synthèse entre la colère, le mépris et l'ironie mordante. Il nous détruisait psychologiquement.

Il y a une genèse à tout cela. Sa mère avait été élevée par des domestiques, et avait reçu peu d'affection. Elle répartissait sur ses 15 enfants le peu d'affection qu'elle avait reçue et était capable de donner. Mon père était le quatrième, je crois.

Ce n'est pas très original. Il paraît que 14 % des zèbres ont des parents problématiques ou toxiques. Parfois, il m'arrive de faire l'hypothèse que mon père était peut être surdoué. Cela expliquerait son mépris pour le reste de la planète (tous des cons), et sa rancoeur, sa rage semi-permanente. Il avait dû être un enfant hypersensible.

Enfant, j'avais l'impression d'être bizarre ou pas comme les autres, mais les colères de mon père, le fait d'être projeté au sol, ou contre un meuble, dans un de ses rages où il voulait me détruire, me paraissait être dans l'ordre naturel des choses.

Je pense qu'il y a eu une période où j'ai essayé de le comprendre et de l'excuser. Je devais être en plein dans le syndrome de Stockholm et dans l'identification à l'agresseur. Cette complicité m'a par la suite valu de la culpabilité.

Adolescent, j'étais dans des tourments pas possibles, révolté par les injustices qu'il commettait sur mes frères et soeurs (nous étions neufs), et je lui tenais dans ma tête des discours lui expliquant à quel point ce qu'il faisait était incorrect (discours que je ne lui ai jamais tenu en face).

À l'âge adulte, je me retrouve souvent envahi par des sentiments d'injustice et de colère, et je me retrouve à fantasmer, soit que je défends ma cause vis-à-vis de flics ou de juges qui ne comprennent pas, soit que je casse la figure à un certain nombre d'abrutis qui ont fait l'erreur de m'agresser. C'est ennuyeux d'être ainsi envahi par des fantasmes et des crises de rage, même internes, et j'en suis à ma cinquième psy.

La troisième psy m'a suggéré de reprendre contact avec l'enfant que j'ai été, d'aller m'asseoir à côté de lui, de lui tenir compagnie, de l'écouter et de lui expliquer qui je suis et la vie en général.

Ma psy TCC actuelle me suggère de détecter l'apparition de mes sentiments négatifs à l'aide de la méditation de pleine conscience, et d'apprendre à mettre à distance ces sentiments en les distanciant et en les regardant passer. Ce qu'elle fait avec moi, et en particulier l'utilisation de l'EMDR, a l'air assez efficace.

Je me demande néanmoins si la reprise de contact avec l'enfant que j'ai été ou la mise à distance de mes émotions sont le meilleur chemin. Je commence à croire qu'il en existe un autre.

On dit parfois qu'un enfant n'a pas à protéger ses parents, à être le parent de ses parents, à les gérer. Je crois que c'est faux.

Un enfant n'est pas autonome, il n'a pas la possibilité de survivre seul. Sa survie dépend de la survie de ses parents, et de leur bienveillance envers lui, ou au moins de l'attention qu'ils lui portent. Il a donc raison d'essayer de faire en sorte qu'ils aillent bien, même dans leur folie éventuelle, d'essayer de faire en sorte qu'ils ne se séparent pas, de veiller sur eux, de ne pas s'opposer à ce qu'ils font voire d'en être complice, et de faire en sorte de continuer à être visible et à avoir leur attention, même s'ils sont maltraitants.

L'enfant que j'ai été n'avait pas les moyens de s'opposer frontalement à mon père (je suppose que la sélection naturelle a défavorisé les attitudes de confrontation dans l'enfance). Il a eu objectivement raison d'être complice des horreurs qu'a commises mon père, voire de les considérer comme normales. Les mécanismes comportementaux qu'il a mis en place à l'époque étaient appropriés à la nécessité de survivre et à l'absence de repères extérieurs permettant de relativiser la loi parentale. L'enfant que j'ai été a fait du mieux qu'il a pu.

Aujourd'hui, je suis adulte. La soumission compréhensive de l'enfant, le sentiment d'injustice horrifiée de l'adolescent ne sont pas appropriés à ma situation actuelle. L'enfant que j'ai été, et les automatismes comportementaux qui le constituaient, sont obsolètes.

Ce n'est pas de mon père et de sa folie, ni des sentiments de rage qui apparaisse sporadiquement en moi, que je dois m'éloigner. C'est de l'enfant que j'ai été, et qui n'est plus d'actualité. Je dois me défaire de cette partie de moi-même, et l'abandonner.

J'ai au moins un ami psy qui n'est pas d'accord avec cette approche. Lui, après des années d'affrontements, a réussi à se réconcilier avec son père. Je ne crois pas que c'est le chemin que je vais prendre. Je vais enterrer mon père, et mon enfance avec.

Ceci n'est qu'une photo transitoire de mes réflexions actuelles. Il est possible que dans deux ans je relise ce texte en me disant que de ce Luc là aussi, je me suis défait. Nous verrons bien. En attendant, je vous soumets ce texte parce que je m'interroge sur l'hypothèse, nouvelle pour moi, de la nécessité, dans certains cas, d'abandonner l'enfant qu'on a été.

Notes sur l'expérience de Milgram

L'expérience de Milgram, c'est celle où une autorité, dans le cadre d'une soi-disant expérience sur l'éducation, amène un cobaye à envoyer des décharges de plus en plus importantes à un autre soi-disant cobaye.

En fait, pourquoi les gens obéissent à l'autorité, et considèrent que c'est l'autorité qui porte la responsabilité quand elle prend une décision ? Parce que chaque individu, avant d'être grand, a été un enfant, qui était d'une part incapable de se rebeller contre l'autorité (parents / profs, rapport de force) et d'autre part a été amené à constater que les parents et les profs en savaient plus que lui, et assumaient la responsabilité des grandes décisions.

Dans l'article sur Dabrowski, il y a maintenant une jolie histoire, dans les notes : Une parabole raconte l'histoire suivante : un touriste observe un éléphant attaché par une petite chaîne. Surpris, il dit au cornac : “Cette chaîne est bien fragile, et cet éléphant est adulte. Pourquoi attachez-vous l'éléphant avec une chaîne si petite ? Il peut la rompre quand il veut !”.

Le cornac répond : quand cet éléphant était petit, il était déjà attaché avec cette chaîne, et celle-ci était suffisante pour le retenir. Aujourd'hui, il est adulte, mais il continue à croire qu'il ne peut pas briser sa chaîne”.

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